“Nous avons un passé ancestral qui fait de chacun de nos corps une portion limitée et infinie de l’histoire de la Terre, de l’histoire de la planète, de son sol, de sa matière.”
Emanuele Coccia - Métamorphoses (Paris : Payot & Rivages, 2020, p.29)
Le titre de l’exposition est le nom latin d’une fleur - Solanum Baretiae. En 2012, le botaniste américain Éric J. Tepe attribue le nom d’une solanacée rencontrée en Amérique Latine pour rendre hommage à Jeanne Barret (1740-1807). Si cette dernière est connue pour être la première femme à avoir fait le tour du monde à bord du navire l’Etoile sous le commandement de Louis Antoine Bougainville, il est important de savoir aussi qu’elle était botaniste. Fille d’agriculteur et d’agricultrice, elle a grandi dans une grande précarité. Elle multiplie les travaux de servante et de gouvernante avant de rencontrer Philibert Commerson en 1754. Botaniste et scientifique, Commerson engage Jeanne Barré comme assistante dans son travail de recherche et d’archivage végétal. Ielles camouflent leur relation amoureuse pour mettre en avant une collaboration professionnelle. Lorsqu’ielles embarquent sur l'Étoile en 1757, Jeanne Barret devient Jean Baré. Elle se travestit en homme car les femmes sont interdites à bord des navires de la marine française. Poitrine bandée, cheveux coupés et vêtements amples, Barret se fait passer pour le valet de Commerson. Ielles passent l'Équateur, se rendent à Montevideo, Rio de Janeiro, franchissent le détroit de Magellan, pour rejoindre Tahiti, la Nouvelle Irlande, puis l’Océan Indien : l’Inde, Maurice, Madagascar et peut-être l'île Bourbon (La Réunion). Commerson, très atteint physiquement par le voyage, meurt en 1773. Jeanne Barré reste à Port Louis, elle ouvre un cabaret et se marie avec un officier de la marine. Elle revient discrètement vers la France et décède sans hommage dans la Dordogne en 1807.
“Je n’ai que vingt-huit ans, je ne suis qu’une paysanne de Bourgogne, rien ne me destinait à être la première femme à faire un tel voyage et pourtant je l’ai fait. Cet exploit n’est pas le seul que j’ai accompli : pendant la traversée j’ai répertorié des plantes que vous n’avez jamais vues, recensé des palmiers, des insectes extraordinaires, j’ai fait des herbiers, écrit des noms en latin, dessiné. Allez regarder l’holotype du bougainvillier et pensez à ce que vous me devez.” L’histoire et la personnalité de Jeanne Barret constituent le fil conducteur d’une exposition dialogue entre la botaniste et les œuvres de deux artistes : Christine Crozat et Bertrand Hugues. Si nous nous autorisons à entrer dans un espace de narration spéculative, il devient possible d’envisager l’ensemble des œuvres des deux artistes comme étant les artefacts du récit de la vie de Jeanne Barret. La présence végétale y est bien évidemment centrale. Les photographies des végétaux et les herbiers millefeuilles de papiers découpés constituent par-là les archives fictives de la botaniste exploratrice.
Solanum Baretiae est autant une fiction, qu’une rêverie ou un hommage à l’histoire d’une femme silenciée et invisibilisée. Il s’agit d’abord d’arpenter à pied les jardins, les parcs, les bois et les forêts. De se mouvoir pour prendre l’échelle du vivant, peu importe le contexte. Muni.es des chaussures herbaliseuses de Christine Crozat (1952), faites de grès et de verre, nous partons à la rencontre d’espèces vivantes. Ces dernières sont répertoriées d’une manière fantomatique au creux des pages blanches de carnets de jardins. L’artiste herboriste y découpe les silhouettes des végétaux. En ce sens, le déplacement et la rencontre physique sont deux actions centrales dans sa pratique. Au sein d’une mémoire de formes infinie, l’artiste soustrait, assemble, recouvre, cache et découvre les dessins de fleurs, de feuilles et d’autres éléments vivants observés. Elle sculpte les papiers dotés de propriétés plurielles (opaques, transparents, épais, fins) pour faire apparaître une collection de figures. Contrairement au travail des botanistes, les espèces ne sont pas nommées, pas détaillées car il n’est pas question ici de dominer le vivant. Il s’agit davantage de faire empreinte et d’imaginer les manifestations d’une mémoire vulnérable. De même, les photographies de Bertrand Hugues (1967) résultent d’un temps passé à observer les espèces végétales et florales, à les combiner entre elles pour créer des sculptures vulnérables. L’artiste assemble des feuilles de trèfles, des pétales de roses ou encore des petits lichens pour créer des paysages oniriques. Bertrand Hugues fait le choix du temps long de la chambre photographique, un choix technique qui étire les temporalités, les pratiques et les regards. L’impermanence et l’éphémérité des petits éléments prélevés au vivant sont comme suspendues dans le temps et dans l’espace. Les photographies forment un herbier nourri de poésie : les formes, les matières, les transparences, les couleurs, les lignes fragiles, les ombres portées, les échelles malléables. Quelques images laissent apparaître des petits scotch blancs, indices discrets de l’histoire d’une pratique de l'archive végétale.
Solanum Baretiae visibilise l'extrême fragilité, la poétique, la dimension émotionnelle et la métamorphose du vivant. Bertrand Hugues et Christine Crozat travaillent des mouvements végétaux, des apparitions autant que des disparitions. Sans la volonté de les hiérarchiser ou de les identifier, les deux artistes tentent de retenir les formes, les silhouettes, les particularismes d’êtres éphémères, évanescents et voués à une transformation certaine.
Galerie Eric Mouchet
La Galerie Eric Mouchet représente essentiellement de jeunes artistes contemporains aux démarches prospectives. Les sujets de recherche portent sur la géopolitique, la sociologie, l’écologie, les questions de société et de genre, sans limitation de média ou de forme. Elle bénéficie également d’une expertise dans les avant-gardes historiques françaises et allemandes qui offre la possibilité d’interconnexions entre l’art du XXe siècle et l’art d’aujourd’hui. En 2022, la galerie ouvre un nouvel espace à Bruxelles avec la Galerie Martin Kudlek (Cologne) et Patrick Heide Contemporary Art (Londres).